Voici l’une de mes images sans doute parmi les plus « tordues », qui appellent un ensemble de champs de connaissance, des mathématiques à la symbolique antique.
Amélie
A vrai dire l’idée m’apparaissait évidente pour ce que je voulais raconter, même si je savais qu’elle nécessiterait aux spectateurs un long temps de réflexion. Je l’ai réalisée avec l’excellente Amélie, qui s’est prêté au jeu, dans un de mes studios dont le chauffage (c’était l’hiver) est tombé malencontreusement en panne. Nous avons d’ailleurs toutes les deux été malades à l’issue de cette séance.
Faisons d’abord le tour des idées à l’œuvre dans cette étrange image. La position de la modèle et ce qu’elle porte fait évidemment référence aux porteuses d’eau dans les représentations traditionnelles africaines et méditerranéenne, symboles du poids de la tradition, du « rôle » des femmes et évidemment de l’oppression des femmes par les hommes.
Le A inversé, ainsi, peut symboliser une cruche avec de l’eau (la barre du A) mais aussi, dans cette forme le « V » du sexe féminin (représenté ainsi chez les symbolistes, et popularisé notamment dans le Da Vinci Code de Dan Brown), opposé au Λ du sexe masculin (représentation symboliste, qui symbolise aussi, en logique, la conjonction « et »). Ce dernier étant d’ailleurs (et c’est drôle pour une féministe comme moi) la lettre « lambda ».
Pour aller plus loin ∀ est une autre écriture de ~A : symbole mathématique de non-A (tout ce qui n’est pas A), parfois écrit avec un trait horizontal au dessus du A. Et évidemment, le A inversé (∀) est évidemment le « quantificateur universel » qui signifie « Pour tous » ou « quel que soit ». Par ailleurs, A est la première lettre des alphabets latins, grecs, hébreux etc., traditionnellement il signifie le début, le premier. Non-A signifie donc : la fin, l’oméga.
Si l’on continue dans cette autopsie, le corps et le visage de la modèle peuvent sortir du moule, être en cours d’achèvement, mal fini ou non, attendant encore la lime du sculpteur, ou bien être un artefact de femme, à voir… Par ailleurs, si le visage est caché, les seins et le ventre se montrent, arrogants. Et le sourire de la modèle est encore une esquisse, mal définie, entre rictus et plaisir. Son visage, par ailleurs, est partagé en deux : un côté clair, un côté sombre. Un visage d’ailleurs, que nous avons recouvert de glaise, de manière à ce qu’il soit impossible de décider s’il est masculin ou féminin, quand bien même les seins et les hanches ne laissent aucun doute.
Pour être synthétique, je voulais parler (comme toujours) de la condition des femmes en général, et des femmes comme moi en particulier. Partagées entre leur universalité (le « quel que soit » : qui ne s’est pas un jour, au moins à l’adolescence, demandé ce que ça lui ferait d’être né(e) avec un sexe différent ?). Notre besoin de normalité (« être mère », tenir la maison : « la porteuse d’eau ») mais rêver de liberté et de folie (les seins nus, « être putain »). Prise dans notre peur panique de n’être pas parfaite (« attendre la lime du sculpteur ») et à la fois dans la quête permanente de celle-ci (la boue sur le visage pourrait être un soin, comme on en fait quelquefois dans les instituts de beauté). Le fait de naviguer à contre-courant, d’aller contre les règles (on nommait naguère les homosexuels des « invertis »). D’être à la fois considérées comme subalterne par la société et les hommes : être la dernière (l’oméga) et être maîtresse néanmoins de notre destin (la jeune femme peut remettre son « A » dans le bon sens dès qu’elle le souhaite). Bref, toujours partagées entre soleil de joie et abysses de désespoir (ne nous a-t-on pas attribué pendant des siècles des maladies dues à nos organes, de l’hystérie à l’animalité)…