Virus Photo n°2, 2009

David Nicolas, journaliste pour la revue Virusphoto Magazine, a interviewé Nath-Sakura en juillet 2009. Comme nous le faisons à chaque fois, voici l’intégralité du texte de cette rencontre.

Nathalia, qui es-tu ?

Quelle étrange question. Qui n’appelle que la déclinaison d’un état-civil, d’une profession et d’une justification sociale. Toutes choses qui ne sont que le fruit du hasard, et donc, sans intérêt.Nonobstant, quand on rencontre quelqu’un pour la première fois, dans la clarté bruyante d’un café ou dans la salle d’attente d’un hôpital, c’est évidemment ces choses qu’on désire savoir. « Tu fais quoi dans la vie », « Tu habites où ? », « Tu es mariée ? ». Alors, comme dans la salle d’attente d’un hôpital, un de ces soirs vides où le vent se fait plus froid et plus violent qu’ailleurs, comme on se met à discuter avec un inconnu pour meubler le silence et conjurer la peur de ce qui peut se passer au bloc opératoire, je vais te répondre.

Je suis une photo-reporter de 35 ans, je suis maman d’une petite Victoria qui aura 4 ans cet été, je vis avec Laïka, une autre jeune femme qui fut une modèle célèbre et que j’aime à la folie. J’habite au bord de la Méditerranée, près de Montpellier dans un superbe village Renaissance.Néanmoins, cela ne te dira nullement qui je suis. Tu sauras seulement ce que je suis dans le contexte particulier d’un hasard qui a choisi de me faire naître en Espagne, en 1973, sous Franco.
Qui je suis, tu le découvriras peut-être en lisant le filigrane de notre entretien.

Tu utilise la photographie pour témoigner de ton ressenti face à la vie. Raconte nous cette histoire.

J’imagine que tous les photographes, parmi lesquels j’espère qu’on ne compte aucun androïde, ni aucune machine, témoignent tous, d’une façon ou d’une autre, de leur sensibilité et de leur ressenti face à l’univers. Un univers qui, plus on avance dans sa compréhension, se dérobe, et nous laisse absents face au chaos. Mon histoire en vaut une autre. Elle est juste l’histoire d’un hasard. Toujours lui. Qui m’a fait naître dans un corps qui n’était pas le mien. Mais c’est une affaire difficile à expliquer à l’immense majorité des gens, puisqu’ils n’ont jamais connu ce problème.

Je me rappelle d’un documentaire sur un homme qui avait été amputé d’une main, et qui expliquait que malgré cette absence, il sentait encore ses doigts le démanger. Moi c’est pareil. C’est tout aussi inexplicable, et aussi « irritant » : moi, j’ai ressenti, pendant des années, l’absence d’un corps que je n’avais pas.

Ainsi, j’ai longtemps vu le monde comme si j’étais une cosmonaute, enfermée dans son scaphandre, sur une planète étrangère. C’est cela que j’ai essayé de raconter à travers mes petites images. Raconter l’histoire d’étrangères, de personnes dépouillées d’elles-mêmes, d’anges déchus et de créatures improbables. Des histoires de quêtes impossibles à raconter faute de mots pour les illustrer. Une effroyable quête narcissique pour comprendre le monde et la déveine qui m’y avait précipitée. Simplement, pour me comprendre moi-même.

Evidemment, inviter tous les spectateurs à cette effroyable psychanalyse eût été assommant si je n’avais pas estimé que mon histoire personnelle recelait une part d’universel. Je présume en effet que chacun de nous, quand il se libère des fausses certitudes et des bravades qu’il sert à ses copains, se pose ou s’est posé des questions sur ce qu’il aurait ressenti s’il avait été dans le corps de l’autre.

Moi je le sais. Et c’est ça que je raconte.

Tu t’es longtemps interrogé sur l’identité. Et plus particulièrement, l’identité sexuelle. Comment réussis-tu as faire transparaître ta recherche par des photographies ?

(Sourire). J’ignore si j’y réussis. Et ce n’est pas vraiment de l’identité sexuelle que je parle, malgré ce qu’on pu écrire ici et là mes commentateurs, sans quoi je photographierais des androgynes, ou des personnes à la marge des deux sexes. Chose d’ailleurs déjà réalisée avec brio par Bettina Reims. Non, je suis infiniment plus orgueilleuse : j’essaie de parler de l’âme. Du ressenti. De l’émotion et des questionnements liés à sa propre identité. Des images que je trouvais belles avec 110 pmol/l de testostérone dans le sang, et de celles qui m’embrasent aujourd’hui avec presque autant de progestérone dans les veines.

J’ai envie de parler de passages, de voyage intérieur où tout un être se reconstruit sous la violence combinée des drogues légales de la médecine moderne. J’ai envie de peindre la mort et la renaissance d’une conscience. J’ai envie de parler de l’Autre qui est soi-même. Je brûle du désir de vous ramener, comme Er le fit du royaume de mort, le récit de l’autre rive. Car c’est en définitive, un voyage bien plus incroyable que les trips sous acide des artistes des Seventies, car il ne change pas seulement la perception, mais change le corps, l’orientation de l’esprit, les émotions, les envies, le regard des autres. Et cela sans espoir de retour.

C’est en somme un reportage photographique de cette odyssée que je livre aux gens qui ont envie de connaître cette expérience. En bonne journaliste.

Une femme transsexuelle. Qu’est-ce que cela signifie pour toi (pour ta personne, et dans ta démarche artistique) ?

A part son passé et sa trajectoire, ni plus ni moins qu’une femme ordinaire.

Qu’est-ce que t’évoque le fétichisme ? Et si tu devais définir ton style photographique, serais-ce celui là ?

En fait, pas vraiment. J’ai commencé par le fétichisme parce que ça « collait » bien à ce que je souhaitais évoquer. Les « cosmonautes étranges tombés dans un monde qui n’est pas le leur » dont je parlais tout à l’heure. J’ai par ailleurs été très liée à de grands bonhommes de la photo fetish, comme Mourthé et Chouraqui, ce qui m’a évidemment beaucoup influencée. Mais j’ai pris conscience assez rapidement que je n’avais pas besoin de ces artifices. Et que, si je trouvais le latex, notamment, étonnant graphique et photogénique, d’autres objets pouvaient rendre la même sensation d’étrangeté et d’irréel. Mais tout cela n’est que la toile sur laquelle je peux peindre une histoire et esquisser des images.

Quant à mon « style » photographique, disons qu’il est celui que les spectateurs veulent bien me prêter. Pour ce qui me concerne, je n’ai aucune définition toute faite des images que je fabrique. Je ne prétends même pas réaliser quelque chose qui ait une autre valeur que celle de me faire plaisir. Je suis un être humain. Comme les autres, j’évolue, je découvre, j’expérimente, je me trompe et j’échoue parfois lamentablement, je change et je dialogue. Lorsque j’aurais un « style » c’est que je serais morte. Puisque d’autres que moi détermineront ce que j’ai pu accomplir, sans que j’ai l’opportunité de les démentir.

Selon toi, rien ne nous est donné définitivement. Cela suggère-t-il qu’on doit se battre pour préserver ce que l’on a, ou qu’on peut modifier à souhait notre «bagage initial » ?

Bien sûr que rien ne nous est définitivement donné. Ni la vie, ni l’amour, ni l’argent, ni rien. On peut se battre pour préserver ce que l’on a, en ayant suffisamment d’humilité pour comprendre qu’au final, nous perdrons toujours la partie. Que rien ne nous appartient, car nous ne sommes que des passants dans le chaos d’un monde que nous croyons maîtriser.

Pour le reste, même si nous savons que nous perdrons toujours la partie, rien n’empêche de la jouer. Et rien ne nous empêche de tricher.

Nous jouons tous une grande partie de poker-menteur avec le cosmos. Moi j’ai choisi de rebattre les cartes, et de piocher un carré de reine quand je n’avais qu’un valet. Mais évidemment, c’est plus facile à dire aujourd’hui. Car pour se battre, il faut accepter l’idée de l’échec, de la souffrance, et de l’inconfort.

Chacune de tes photos tourne autour de l’Humain. Pourquoi ce choix ? Et justement, quelle est ta vision de l’Humain ?

Tout procède de l’être humain. Au moins à mes yeux. Une photo d’insecte n’est intrigante que parce qu’elle nous pose la question de l’étrangeté du vivant, qui prend des formes qui surprennent les mammifères que nous sommes. Une image évoquant le ciel témoigne de nos espérances dans l’immensité, de notre petitesse aussi, dans nos croyances dans le divin, de notre éblouissement face aux beautés naturelles. Une belle architecture renvoie à notre combat désespéré pour fabriquer un monde à notre mesure. Bref, c’est de notre perception et de notre conscience d’humain dont il est toujours question.

Il me semble donc naturel de photographier des êtres humains, c’est plus simple, puisque c’est avec eux que je tente de dialoguer.

La photographie comme un dialogue. Qu’est-ce que cela veut dire ?

As-tu déjà regardé les gens feuilleter un recueil de photographies ?

Les pages tournent, avec régularité, comme on regarde un film à la télévision. Chaque image, dans sa différence, vaut la précédente. Ni plus, ni moins. L’attention distraite ne s’immobilise que lorsqu’un détail incongru vient solliciter l’intelligence, et franchit la barrière de la lassitude grise d’images qui expriment toujours la même chose. « Je suis une belle femme » dit l’une, mais ne dit rien d’autre. « Je suis un splendide coucher de soleil, admirez-moi » dit une deuxième, avant qu’on ne tourne la page. « Je suis une ruelle pittoresque qui vous donne envie de voyage » dit une troisième. Et ainsi de suite, dans l’éreintement terne de la photographie ordinaire.

Pour moi, une photographie, cela ne doit pas être ça. J’aspire à ce que l’on s’arrête, comme un chien qui a enfin débusqué son gibier. Non pour admirer ou détester, cela n’a aucun intérêt. Juste pour converser avec l’image. S’interroger sur ce qu’elle raconte, s’enquérir de ce qui se passe hors-cadre, découvrir derrière l’apparence immédiate une autre dimension, une autre histoire.

C’est ça la photo. Ce qui s’y passe et qu’on ne voit pas.

Toutes choses, ou tout être est fait pour mourir et renaître. Est-ce ainsi que tu perçois la photographie ?

Hélas non. Beaucoup de choses meurent et ne reviennent jamais. C’est souvent profitable d’ailleurs, car peu de choses méritent de subsister. Et tout s’use, comme nous le montre la seconde loi de la thermodynamique. Et la photographie ne déroge pas à la règle.

Mais rien ne nous empêche d’essayer de réaliser des images qui peuvent renaître lorsque, après une expérience nouvelle, nous les découvrons différentes. Comme lorsqu’on lit le même livre en écoutant une musique différente. Une première fois avec un blues déchirant par exemple, la seconde avec un gai mambo. Le livre sera le même, mais le ressenti du lecteur en sera profondément affecté.

C’est le rôle du photographe d’inclure dans son cliché des niveaux différents de lecture, y cacher des symboliques, y mettre, simplement, du sens. De susciter l’envie de s’arrêter, d’y revenir et de chercher. C’est ce que, maladroitement sans doute, j’essaie de faire.

Tu te représente souvent dans des photographies très dures, avec une cigarette ou une arme. Pourquoi ?

Sans doute est-ce l’image que je veux donner de moi…

Quel regard porte tu sur la mode ? Et sur toutes ses photos « parfaites » et stéréotypées qui ornent les magasines ?

Elles sont le fruit de la contrainte sociale qu’une société machiste fait peser sur les femmes, engendrant un monde de dupes, puisque les hommes sont pris au piège de leur propre attrape-nigaud. La norme inatteignable, puisque fausse, qui maintient sur nous un système économique et idéologique. Et nous contraint à être ce que l’on attend que nous soyons. Epilées, maquillées, coiffées, talonnées, manucurées. Et malheur aux laiderons. Ca fait marcher le commerce, et ça évite que les gens soient simplement, eux-mêmes. Ils risqueraient d’être satisfaits et heureux. Adieu le commerce d’écrans plats et de chirurgie esthétique.

Mais une norme pourtant, c’est passionnant. Ca donne quelque chose à transgresser, à refuser, à combattre. Ca rend le monde vivant. Enfin, le monde de ceux qui se dressent contre cet état de fait. Les autres ne sont que des poux de mer.

Erotisme….Sexe…. Comment perçois-tu la nudité, l’envie, le désir, le sexe, ou l’amour en photographie ?

En général, je ne les perçois pas. Les blondes aux gros seins, les reins cambrés et la bouche ouverte des magazines masculins ne sont que des caricatures sans âmes. Des objets, auxquels on pourrait aisément substituer des robots de plastique. C’est un des aspects de la libido masculine, du besoin de possession et de domination lié à leur façon d’envisager le sexe.

Pour moi, le désir est suscité par quelque chose de plus immatériel qu’une paire de seins, un ventre fuselé ou des fesses au galbe parfait. Vois-tu, je suis une femme qui aime les femmes, mais le corps n’est que le support matériel des émotions, de l’esprit et du désir qui l’anime. C’est celui-là qui provoque mes désirs et mouille mes envies. La puissance d’un regard, la dynamique d’une démarche, le timbre d’une voix. Toute chose impalpable qu’il est impossible de représenter en image, si on ne représente que le réel tangible.

Certaines de tes photographies traduisent une oppression ? Celle de la société ? Quel regard porte tu sur cette dernière ?

Notre société est malade. Il suffit de voir la schizophrénie qu’elle entretient avec le crime, en engloutissant les médias sous des images de violence, réelles ou cinématographiques, tout en prétendant le combattre avec la rigueur d’une « tolérance zéro ». Il suffit de s’attendrir quelques instants sur le délire des hygiénistes qui voudraient prohiber l’alcool, le tabac et faire disparaître la drogue, tout en favorisant l’industrie agro-alimentaire, principale pourvoyeuse des maladies de notre temps. Et je ne parle même pas du délire qui voudrait que la propreté soit l’éradication de toutes les bactéries et micro-organismes avec lesquels nous vivons en symbiose.

Une société qui refuse le risque et considère la mort comme accidentelle (ne recherche-t-on pas après un décès les « causes de la mort » ?, alors que nous n’ignorons nullement que nous mourrons, simplement, parce que nous sommes mortels), tout en générant les conditions, climatiques et sociales, pour que l’environnement des humains devienne infernal. Une civilisation qui, comme dans le 1984 d’Orwell, se crée des ennemis invisibles pour justifier l’injustifiable, d’Al Qaïda à Julien Coupat. Une planète enfin, où la lutte des classes n’a jamais été aussi aiguë, où le bien-fondé des analyses du matérialisme dialectique n’a jamais été aussi clair et où malgré cet outil, le cheminement de notre espèce vers l’impasse n’a jamais été aussi évident.
Mes petites images s’inscrivent donc dans ce contexte. Celui d’un cosmos ambivalent, terrorisant et inhumain. Dans une lutte contre l’oppression d’un système socio-économique que je rejette.

Tes photos fascinent, choquent ou interrogent, mais laisse rarement indifférent. Ta démarche évolue-t-elle face à la vision qu’on les spectateurs de ton travail ?

Il est évident que les réactions dans mes expositions, les commentaires des gens qui ont eu mes recueils entre les mains, les articles des critiques, les suggestions de mes amis, les avis des internautes qui réagissent à mon travail, influent sur ce que j’essaie de mener à bien. Je me fourvoie régulièrement dans des images trop pensées, trop construites, avec des background culturels trop sibyllins, et les réactions du public me pressent de revenir à plus de simplicité. Alors je reprends, je corrige, je jette. Et j’essaie d’avancer.

Mais pour « avancer », il faut recommencer l’expérience, et produire des images qui, à nouveau, ne susciteront peut être pas l’adhésion. Ce n’est pas vraiment le but en définitive. Ce qui compte c’est de donner corps aux idées, aux textures, aux couleurs qui me trottent dans la tête.

J’aimerais que tu te remémore ton premier recueil et ta première exposition. C’était en 2005 si je ne m’abuse avec Pouvoirs et une exposition au musée d’art contemporain de Barcelone. Quels étaient tes sentiments ? Comment as-tu vécu cette confrontation entre ton travail et la société ?

Je « me la pétais ». Mais la société et les critiques ont su remettre mon curseur sur plus d’humilité et de recul.

Penses-tu que ta démarche à évoluée depuis lors ?

Elle a changé de nature. Parce qu’elle a changé de point de vue. En 2005, j’étais dans l’égocentrisme de celle qui cherche à sauver sa peau, qui peine à survivre dans la tourmente des phénomènes chimiques qui lui dévorent le corps et la conscience. Aujourd’hui, je vois les choses avec beaucoup plus de sérénité, et ce n’est plus vraiment de moi que je parle dans mes images.

Tes dernières photographies s’inscrivent sous l’aube d’une nouvelle vie ? Si oui, pourquoi ?

C’est une nouvelle vie justement. Un nouveau corps. Une nouvelle conscience. Et de nouveaux projets.

Alors Nathalia, maintenant, en 2009, qui es-tu ?

Je suis toujours la même exploratrice d’un monde que je ne comprends pas. La seule nouveauté réside désormais dans le fait que j’ai quitté mon scaphandre de cosmonaute et que je peux vivre comme les autochtones de la planète où j’ai échoué.

Plus généralement, que penses-tu de la photographie aujourd’hui ?

Effet de l’inertie qui empêche la désagrégation du monde, la photographie d’aujourd’hui ressemble en bien des points à celle d’hier. Avec quelques phares illuminés ici et là, qui indiquent la direction. Mais pour ce que j’en vois, beaucoup de navires à l’ancre.

La numérisation a fait gagner du temps, mais n’a rien changé, en profondeur sur l’image, rien changé dans sa métaphysique. Certains effets de mode ont joué, un temps, un rôle, mais sans rien laisser de vraiment novateur. Les nus de Sieff, la 3e dimension de De Carava ,la granularité des textures de Saudèk, les mises en scène de Lachapelle, les noirs de Doisneau, les témoignages d’Adget, le sens du temps de Cartier-Bresson, les autoportraits de Cindy Sherman, tout cela reste, à mon sens, pour l’instant, indépassé.

Evidemment, certains cherchent et avancent, mais la plupart restent dans la technicité et l’éternel bégaiement autour des archétypes. Cela dit, de nouvelles voies s’ouvrent et semblent prometteuses, avec des gens comme Manuel Vason, Nicole Tran Ba Vang, ou Marc Dubord.

Et du monde qui l’abrite ?

Regarde autour de toi. Où est la contestation, en art ou en politique ? Où est la nouveauté, les courants qui agressent ou dérangent ? Où sont les punks ? Même le rap est devenu consensuel. Nous sommes dans la sclérose, le confit, le bégaiement et la répétition molle. Même les nouvelles drogues qui arrivent sur le marché sont ennuyeuses, et je ne parle même pas de la soupe qu’on entend à la radio.
On étouffe putain !

Le carcan moral de l’époque élisabéthaine a fait exister Marlowe ou Shakespeare. L’académisme parisien, fermé et bourgeois, a offert une voie royale à la révolution de l’impressionnisme. L’esclavage des Noirs a fait exploser le Gospel, le jazz et le blues. La destruction massive de la Première guerre mondiale a fait naître Dada, les surréalistes et le cubisme. L’absurdité de la société de consommation de l’après-guerre a fait naître le Nouveau réalisme. La rigidité du début des années 70 aux Etats-Unis ont fait jaillir le mouvement punk. L’ostracisme ethnique de la même époque a fait naître le hip-hop et plus tard le rap.

Pour le reste, les quinze dernières années sont celles du néant. Le néo-géométric, le web-art, le bio-art, le synthétisme graphique, le dynamicart, toutes ces choses ne sont que le fruit de la technique, pas de l’esprit. Ils ne remettent pas en cause l’ordre établi. Ils sont le fruit d’une conception petite-bourgeoise, pantouflarde et frileuse de l’art. C’est désespérant.

Et comme je sais que tu adore ça, une (longue) remarque ?

J’évoquais tout à l’heure les poux de mer. Les anglais les appellent « scuds ». C’est une espèce qui mérite vraiment qu’on s’y arrête. C’est la créature la plus inintéressante de notre planète. Pondus dans la mer par millions, ces petits crustacés n’aspirent qu’à trouver un poisson pour s’y accrocher et manger son mucus. Ils sont totalement inoffensifs et les poissons s’en accommodent très bien.

Pourtant, le pou de mer, dont des millions de ses congénères finissent sur la plage, dans des crevasses de rocher, ou sur des algues, demeure une créature passionnante du point de vue métaphysique. Capable d’arrêter d’être enfermée sur son petit monde d’algue et de sable, elle peut sauter très haut, pour prendre la mesure de l’univers qui l’entoure, et choisir son destin. Le sable, la mer, ou les baigneurs.

Cette misérable créature n’est dotée que d’un système nerveux central, rien qui ressemble à un cerveau. Qu’attendons-nous pour nous servir du nôtre ?

Le texte que vous venez de lire a été publié dans la revue Virusphoto n°2 visible en ligne ici : http://issuu.com/virusphoto/docs/issue-2

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