L’excellent Frédéric Vignale, rédacteur en chef du Mague et auteur de plusieurs livres a succès a interviewé Nath-Sakura au début du mois de septembre 2010. Voici l’intégralité de cet interview mémorable. On retrouvera notamment, à la fin du texte, un appel lancé à la mairie de Montpellier, qui, à ce jour, fait toujours la sourde oreille.
Mais voici l’interview…
Fille de contrebande, journaliste et photographe professionnelle, docteur en philosophie, auteure de cinq ouvrages distribués en librairie, exposée au musée d’art contemporain de Barcelone, éternelle amoureuse et… maman. Nath Sakura a les mots pour le dire et l’oeil pour réaliser des images fortes, pertinentes qui marquent celles et ceux qui les voient. Rencontre avec celle dont le talent, l’énergie et l’originalité donnent du sens dans notre société si conservatrice et si peu curieuse. Un hymne à la différence et à la beauté.
1. Nath Sakura peux-tu te présenter à nos internautes pour ceux qui malheureusement ne te connaissent pas encore ?
C’est toujours un peu absurde de se présenter comme ça. On finit toujours par décliner un état civil, une profession et des résultats professionnels. Un peu comme une fiche de police. Et même si me présente en disant que je suis « artiste photographe et photo-reporter, née de parents inconnus dans l’Espagne franquiste, docteur en philosophie, maman, lesbienne et femme transsexuelle », est-ce qu’on me connaîtra mieux ? Assurément pas.
C’est un vieux travers que de croire qu’on connait quelqu’un en apprenant ce genre de détails qui ne sont, somme toute, que le fruit du hasard. Si j’étais née Inuite dans un village du cercle polaire, ou que j’étais la fille d’une des grandes fortunes du pays, ma « réalité » serait toute autre. Je n’en serais pas moins la même personne.
Pour le reste, qui je suis n’offre guère d’intérêt. Ce qui doit compter, en revanche, pour vos lecteurs, c’est ma démarche artistique, mes expositions à travers la planète, et mes livres où j’essaie de gommer la vision bipolaire des sexes. Pour montrer à tous qu’ils ne sont pas une donnée invariante.
2. La question de l’identité n’est-elle pas à la base de ton travail bien avant une recherche esthétique ?
La question de l’identité, bien avant d’en venir à ma propre problématique, demeure évidemment une notion essentielle. Savoir qui l’on est, au moment de l’adolescence, adulte en quête de ses racines ou membre d’une ethnie opprimée dans un régime totalitaire, c’est l’alpha de chaque individu. Sans cette connaissance : pas d’humanité, pas de conscience, pas d’évolution. On demeure une masse vivante condamnée à suivre le courant des évènements. Un fétu de paille sur un fleuve.
Pour le reste, il n’a pas été question, dans ma propre marche identitaire, d’esthétique. Il s’agissait pour moi de la même affaire que celle d’une personne née difforme. J’avais besoin de soins. J’éprouvais juste le besoin de vivre dans un corps que je reconnaissais comme le mien et de pouvoir en jouir.
J’ai eu l’impression, pendant les trente premières années de ma vie, de porter le costume d’un autre, de jouer le rôle d’un autre, de mentir à tous et à moi-même. L’esthétique est venue après. Quitte à renaître, autant que ça soit la plus belle possible.
Alors, effectivement, mon travail s’est tourné vers la notion d’identité. L’identité des peuples d’abord, comme en Palestine occupée, où j’ai fait nombre de reportages pour des hebdomadaires suisses et belges. Un peuple auquel je me suis immédiatement identifiée, car il était comme moi dépossédé de l’essentiel. Pour lui, de ce qui fonde une communauté : sa terre. Pour moi, de mon propre corps. Ensuite parce que la réécriture de l’histoire des peuples qui ont vécu au Proche-Orient depuis l’Antiquité m’a semblé proche la réécriture permanente de ma propre vie à laquelle je me suis astreinte pendant des années. Comment vivre, agir, donner le change en tant qu’homme quand, à aucun moment, je n’ai reconnu en être un ?
Ainsi, de reportages en reportages, de décontraction mentale en introspection profonde, j’ai compris qu’un certain type de photos d’art pourraient être utiles pour décrire, mieux qu’en parole, ma façon de voir les choses. De parler d’identité, de genre, et évidemment y parler de moi.
3. Tu te présentes souvent comme une fille de contrebande.. quel sens a exactement ce mot pour toi ?
Y a-t-il quelque chose de plus profondément immoral, de plus profondément rejeté que les gens comme moi ? Y a-t-il des cas, en France, où la stérilisation d’un individu est une obligation légale pour avoir des papiers en règles ? Existe-t-il encore des marquages au fer rouge à l’épaule, comme c’était le cas pour les condamnés au bagne jusqu’au milieu du XIX° siècle ? Aujourd’hui, pour qui connait mon passé, pour qui me drague, il y aura toujours une bonne âme pour dire : « fais gaffe ! C’est un homme ! ». Quand j’ai pourtant un visage avenant, une taille fine, des épaules mignonnes, des seins, un vagin, un clitoris et un F sur mon passeport. Mais aux yeux des imbéciles, je serais toujours une « ancienne bagnards ».
J’ai d’ailleurs fait souvent l’expérience de dire, au cours d’une soirée, que l’une des jolies filles présentes (avec son consentement) était transsexuelle. C’en est presque attendrissant de voir alors, tous les hommes, instinctifs et penauds, reculer comme s’il s’agissait d’une pestiférée. Une fois la supercherie dévoilée – la fille étant évidemment authentique -, la suspicion demeure. Un truc incroyable les mots et les préjugés, non ?
Alors oui, je suis une fille de contrebande. Comme les contrebandières, j’ai passé ma marchandise en fraude, par delà la frontière des sexes. Et je m’amuse de tout ça désormais.
4. La sexualité reste toujours un terrain privilégié de l’engagement artistique, politique ?
Ce n’est pas tant la sexualité qui est révolutionnaire (elle peut être terriblement petite-bourgeoise), que la pleine revendication de la liberté de son propre corps. C’est pour ça que les sociétés totalitaires, de l’ère élisabéthaine à la Russie de Poutine, ont tant réglementé et enfermé les sexualités. Parce que le sexe, pleinement vécu, est de nature révolutionnaire. Et qu’y-a-t-il de plus odieux, pour un Etat basé sur l’ordre que des gens totalement libérés ? Le sexe c’est le désordre, et c’est surtout le « désir », la façon humaine que nous avons de sublimer nos pulsions, la dynamique qui fait de nous, de manière innée, des êtres libres.
Alors oui, c’est un des terrains de l’engagement politique, même si ce n’est évidemment pas le seul, pourvu qu’on s’en serve pour les bonnes raisons. Dans un acte militant et raisonné. Par ailleurs, la représentation du corps est aussi une façon de dénoncer les dérives de l’économie capitaliste qui en fait une marchandise. Mais là encore, il faut que le travail photographique soit assorti d’un discours.
5. Ton travail ne laisse pas indifférent, soit on l’adore, soit on le censure, tu souffres de cela ?
Le pire, c’est que je fais pas l’objet d’une « censure ». Il ne s’agit pas d’un « cabinet noir » qui aurait décidé, en conscience, d’interdire la circulation de mon travail. La réalité est plus prosaïque. Il s’agit de l’espèce de tiédeur dans laquelle les professionnels de l’art, des directeurs de musées aux galeries, se sont installés depuis la fin des années 90. Et c’est un état d’esprit très hexagonal. Je continue à proposer de grandes expositions, dans de grandes structures artistiques, comme le Macba en Catalogne et d’autres commandes arrivent d’un peu partout dans le monde. En revanche, en France, c’est le calme plat, et la plupart de mes projets finissent le bec dans l’eau.
Ma seule (bonne) surprise dans ce pays a été la commande spéciale du Musée national de la marine pour célébrer l’année Vauban (à moi, une anti-militariste primaire !) pour laquelle j’ai fourni un tirage sur bâche de 15 mètres, mais les modèles étaient tous habillés (dont un en grenouille pour célébrer « l’esprit français » cher à Louis XIV). Mais je tiens quand même a remercier les responsables de ce musée (et aussi du musée Balaguier de la Seyne-sur-Mer) qui ont eu le courage d’investir des fonds publics dans du Nath-Sakura 🙂
Aussi, dire que j’en souffre, n’est pas vraiment juste, même si j’apprécierais que mon pays d’adoption fasse un peu plus cas de moi. Je suis juste peinée de voir la photographie alternative si mal traitée. Il ne faut pas s’étonner si le public s’éloigne de plus en plus de notre art, lassé de voir éternellement les mêmes photographies urbaines si prisées par les galeries. Un ennui mortel. Quand l’art doit être tout le contraire : jubilatoire, dionysiaque.
6. Quelle est pour toi la meilleure définition du fétichisme ?
C’est une chose passionnante et hélas, très mal comprise. Beaucoup le confondent avec le SM. D’autres pensent qu’il s’agit du plaisir de porter certain types de vêtements, ou d’adorer certains objets. Mais ce sont des conceptions sans intérêt.
Le fétichisme c’est quand l’être conscient se projette totalement dans l’objet, au point de devenir objet lui-même. C’est lorsque l’entièreté de votre âme est happée par quelque chose qui n’est pas vivant, qui suscite malgré tout en vous une réaction de désir, lorsque vous n’êtes plus un être humain vêtu, par exemple, d’une combinaison de latex, mais l’objet combiné que met en exergue ce vêtement. La démarche fétichiste est de cette nature, elle englobe la conscience de soi, et en fait un « en soi » sartrien.
Ainsi en photographie, le fétichisme sert à « décontextualiser » l’image. A créer des univers de l’ordre de la fantasmagorie, car outre l’aspect terriblement graphique des vêtements fétichistes (bien compris d’ailleurs par John Galliano au début des années 2000), il rend impossible tout ce que l’on montre. Tout devient artificiel et, partant de là, il ouvre la perspective à tous les autres artistes avec lesquels je travaille : maquilleurs, coiffeurs, stylistes, retoucheur d’image. Quitte à créer du faux, autant aller jusqu’au bout, et que ça se voit.
Et c’est ça qui me plaît, à moi, dans ma démarche artistique : revendiquer le mensonge. S’inscrire en faux contre la tendance récurrente qui consiste à croire que la photographie est un outil de reproduction du réel, un décalque du vrai. Car cette idée chasse la photographie du Panthéon des arts. Même une photo d’identité est un mensonge, que l’autorité publique valide néanmoins, ce qui est comique. Quelqu’un s’est-il un jour reconnu sur sa propre carte d’identité ?
7. Si tu avais un empire tu en ferais quoi ?
Garder un empire sur moi-même est déjà suffisamment complexe comme ça. D’ailleurs, y-a-t-il un homme, dans toute l’Histoire, qui ait fait « quelque chose » de son empire, à part le conquérir ?
8. Que penses-tu des mégalos et des narcissiques ?
Oh le beau piège, quand vous me demandez, tout au long de cette interview, de parler de moi, de moi, de moi 🙂
Mégalos et narcissiques sont la conséquence en négatif de la surabondance de tièdes et de médiocres. Mais je n’en pense rien. Ils sont en général comiques, comme le sont les empereurs de votre précédente question. Obnubilés par eux-mêmes, esclaves de ce qui devient leur caricature, marionnettes d’un monde qui intéresse qu’eux…
Nonobstant, il faut avouer que c’est une population en augmentation géométrique. Sous l’effet combiné des « gloires faciles » propulsées par les télé-réalités et autres Star Academy, dans une ambiance d’ultra-individualisation, sur fond d’idéologie de la performance, ils sont de plus en plus nombreux. Quel délice alors, de les voir toujours mégalomanes, une fois les caméras disparues, et l’objet de leur « célébrité » enfuie. Quand tout cela offre si peu d’intérêt et de perspectives. D’ailleurs, la plupart de ceux qui auraient pu, à juste titre, devenir mégalomanes, parce qu’ils ont su montrer par leur génie, qu’ils étaient au-dessus du commun, ne l’ont pas été…
9. Pourrais-tu vendre ton ombre au diable comme dans le livre de Chamisso ?
Ah les contes philosophique du XIX° ! Sans doute pas dans les mêmes conditions. D’abord parce que Schlemihl, le héros, est d’une naïveté désarmante. Ensuite parce que j’ai besoin des ombres dans mon travail photographique. Elles jouent un rôle central dans les arrières-plans de mes clichés. En revanche, si le Diable me demandait mon âme en échange d’amours éternelles, je la lui céderais bien volontiers.
10. Je te laisse le mot de la fin
Je voudrais profiter de cette interview pour régler mes comptes du moment. Et parler de Montpellier. La mairesse de la ville, Hélène Mandroux, a courageusement pris position au début de l’année pour la légalisation du mariage gay, en compagnie d’autres maires de grandes villes, comme Barcelone. Bref, elle a tenté un coup politique qui l’a présenté comme une militante des droits sociaux et comme une vraie progressiste. Mais ça, c’est pour amuser la galerie.
Parce que, malgré le fait que j’habite cette ville depuis fort longtemps, et que j’ai exposé dans plusieurs des plus grands musées d’Europe, la mairie – qui gère la plupart des lieux d’art de la ville -, fait obstruction à tous les dossiers et les projets que mon lui présente. Et j’aimerais profiter de cet entretien pour interpeller directement Mme Mandroux : est-ce parce que je suis transsexuelle ou bien parce que je me suis opposée politiquement à son adjoint à la culture, que je fais l’objet de cet ostracisme ?