Micheline Mehanna a interviewé Nath-Sakura en Janvier 2016 pour la Revue européenne de Psychologie et de Droit. Voici l’intégralité de cet échange.
Nul ne saute par-dessus son temps disait Hegel… Dans quelle filiation photographique vous inscrivez-vous ?
Toutes et aucune. Si des auteurs comme Helmut Newton ou Peter Lindbergh jouent un rôle dans mon imagerie, je puise une partie de mon inspiration dans la peinture, essentiellement la peinture italienne de la Renaissance et la peinture française baroque, mais aussi dans le cinéma et la bande-dessinée. J’ai été liée pendant quelques années au courant qu’on appelait alors le « fetish fashion art », mais ça n’a guère duré.
Vous photographiez essentiellement des femmes… avec cette idée que le corps est entièrement conçu comme un objet fétiche… Des jeunes femmes qui semblent parfois avoir elles-mêmes un rapport fétichiste à leur propre corps… Sans parler des vêtements et des matières qui peuvent parfois jouer ce rôle… Comment vous y retrouvez-vous dans cette multiplicité de mises en abîme ?
J’ai travaillé de longues années pour mettre au point une technique permettant, à la prise de vue et à l’aide d’un objectif super grand-angle, de déformer les corps de manière harmonieuse. Pour représenter des femmes aux jambes immenses, sans que le reste du corps n’apparaisse grotesque. Peut-être est-ce parce que le corps, en tant que tel, dans sa nudité, ne me semble rien porter en soi qui soit de l’ordre de l’érotique et du désir. Pour lui restituer ce qu’il devrait, symboliquement, porter comme sens, il était nécessaire d’y apporter quelque chose de l’ordre de la culture, dans son opposition au fatum de la nature, une transformation invisible, une puissance formelle. J’essaie de retrouver un paradis perdu du narcissisme en somme.
Pour votre seconde question, à vrai dire je ne cherche pas à m’y retrouver. Les clichés répondent à l’impératif du « dire ». Les photographies doivent être réalisées, c’est tout.
Le corps fétichisé semble inaccessible à toute sexualité génitale… Vos photographies peuvent faire penser à des icônes. L’absence de cette dimension sexuelle vous différencie- t-elle du courant fetish ?
La question sexuelle est absolument absente de mes réalisations, que je pense toujours au second degré. Même si elles représentent, comme dans « le pouvoir des fleurs », un couple en train de faire l’amour. Il y a deux préoccupations. La première est celle de la photographe : les tenues fetish sont passionnantes du point de vue de l’étude de la lumière, du travail sur les
familles d’angle et sur la qualité des reflets. La seconde tient plus à la problématique de l’intériorité, de l’impossibilité d’un « pour-soi » sartrien que j’éprouve, et sur l’impossibilité d’être « en-soi » dans son propre corps. Comme on l’est dans une combinaison intégrale en latex. Curieusement, c’est une question que chaque adulte a pu se poser, ne serait-ce qu’à l’adolescence, mais dont personne ne veut parler ensuite. Comme si cela était de nature honteuse. Alors qu’ontologiquement, lorsque le corps et l’esprit entrent en conflit, qu’on ne se reconnait pas soi-même, c’est le seul moment où l’on peut se voir vrai. C’est de cette vérité dont je parle, délivrée de l’apparence, du corps et du genre.
Que vous soyez un homme ou une femme, quel que soit votre langue, votre métier ou vos opinions, cela n’est pas vous. Juste des hasards biologiques, culturels, éducatif et lié à vos conditions d’existence.
Les femmes sur vos photographies ont été prises à un moment précis. Comment calculez-vous ce moment et que représente pour vous ce moment ? Les métaphores qui viennent à l’esprit sont celles de la lévitation, de l’apesanteur, du précipice, de la suspension spatio-temporelle, etc. Ce point d’équilibre, ce fil ténu tend-il vers le chaos ou l’instant d’éternité ? Est-ce décidable ?
Je rapproche les dates des séances de photographie et mes résultats d’analyses sanguines, ce qui me permet d’avoir une vision claire du rapport entre la chimie de mon corps et mon « regard ». Où l’on voit que l’on n’est pas son corps. Raison pour laquelle j’ai travaillé pendant plusieurs années sur des femmes en lévitation, des personnes qui marchent en talon aiguille (pour le symbole phallocrate de la condition féminine) sur l’eau, vue comme un
miroir ou sur des photographies penchées. Par l’épreuve de la chimie je démontre que je ne suis pas mon corps, mais cela ne prouve pas plus que je suis ma conscience. Il ne reste donc que ce lien entre l’un et l’autre. Ce point d’équilibre, qui n’a d’intérêt artistique que lorsqu’il oscille et menace rupture. Ce qui compte, pour le public, dans la course du funambule, c’est lorsqu’on croit qu’il va tomber. Non ?
Mes photos parlent donc des femmes qui tombent.
Vos photos paraissent très techniques. Elles sont mises en scène comme dans une œuvre cinématographique… Quelles sont vos inspirations dans ce domaine en termes d’image et de lumière ?
Elles le sont. J’ai choisi, voilà bien des années, de tenter de réaliser des photographies complexes dès la prise de vue, en m’interdisant la manipulation informatique. Il faut que je puisse « voir » en vrai des images « impossibles ». La photographie d’ailleurs, vient à la fin, pour « témoigner » du « réel » que j’ai créé. Donc oui, il a fallu que je me batte pour apprendre et inventer des méthodes qui me permette d’y arriver.
Attendu que chaque image est de nature dramatique, les méthodes du cinéma se sont imposées comme une évidence. Je marche, à mon petit niveau, sur les traces de Gregory Crewdson. Et lorsque, moi et mon équipe, travaillons sur une scène photo, nous rajoutons beaucoup de matériel lumière et d’effets avec des machines pour obtenir le cliché idéal.
Le Tarot de Lilith est une œuvre singulière et puissante. Elle donne une dimension mystique et métaphysique à vos photographies. Ce tarot date de 2010. Quel regard portez- vous aujourd’hui sur ce travail ?
Il m’est très difficile de porter un jugement sur ce travail aujourd’hui. Il a été réalisé justement dans cet « entre-deux », ces limbes qui séparent les deux mondes que j’ai connu. A l’époque, il me semblait que le symbolisme, la métaphore, l’imagerie mystique était la plus à même de pouvoir « partager » cette expérience suprême.
J’ai souvent emprunté l’idée du mythe d’Er, de Platon. En expliquant que cela me semblait absurde d’imaginer que quelqu’un, revenu d’entre les morts, puisse expliquer et être compris. Autrement qu’avec des métaphores et des symboliques. C’est la raison pour laquelle mon Tarot de Lilith a été conçu sous la forme d’une fable, d’un chemin, comme dans le Tarot de Marseille.
Après, c’est au public de juger si ce travail a du sens et de l’intérêt.
Vous avez fait un reportage à Gaza sur les enfants issus de couples mixtes palestiniens et israéliens… vous êtes vous-même issue d’une double culture, puisque franco-espagnole. Le bilinguisme, la double-culture comment ça se traduit dans vos photos ? Est-ce que ça peut rendre fou ?
Tout mon travail de photojournaliste a consisté à parler de marge, d’exclusion, de frontières. Non, ça ne me rend pas folle pour autant 🙂 La double culture, la capacité à accepter ses propres antagonismes et ses intraduisibles, est en soi de nature dynamique. Pour avancer il faut à la fois du plein et du vide, un pied levé un pied au sol. Refuser la dualité, du soi et de l’autre, c’est refuser l’humain.
Donc mes photos sont duales, avec plusieurs sens de lecture, des symboliques qui s’affrontent. L’image univoque m’ennuie. Pas vous ?
Vous avez entrepris une thèse de philosophie sur Karl Marx. Quel était l’objet de ce travail. Êtes-vous une artiste engagée ?
J’y analysais le lien entre les corpus de langage employés par Marx dans ses manuscrits, où plusieurs langues étaient employées, au fil de la plume. Le but était de voir si sous la philosophie de Marx telle que nous la connaissons dans les oeuvres imprimées il n’y avait pas une seconde oeuvre, plus fine, plus dense, dans la version écrite de sa main. Et c’est le cas.
Chaque mot, chaque formule, porte un sens infiniment plus fin et précis parce que à tel endroit il est employé en anglais, à tel autre en allemand, ou en grec.
Pour le reste, oui, je ne fais pas mystère de mes convictions politiques, et du fait que je pense que l’humanité ne survivra pas si elle n’est pas capable de sortir du moyen de production capitaliste. La réalité écologique de la Terre en est une preuve manifeste.
Vous êtes très présente sur les réseaux sociaux : site web, Facebook, Twitter, Linkedin, etc. Est-ce toujours compatible avec la dimension artistique de vos photographies ?
Les moyens techniques et les modes de chaque époque ont une influence sur les oeuvres qui y sont réalisées. Et le temps les sanctifie. Je vis et travaille à l’ère d’internet et des réseaux sociaux alors j’en use. Cela n’est pas plus incompatible avec l’art que ne l’était la première publication en feuilleton de l’Assommoir dans le Bien Public, qui était tout de même une bien piètre feuille de chou.
Lire l’intégralité de l’interview ici : http://www.psyetdroit.eu/entretien-avec-nath-sakura/